Au final, ce sera à la Cour internationale de justice qu’il reviendra de trancher si les massacres perpétrés par Israël dans la bande de Gaza relèvent juridiquement du génocide. Mais cette décision prendra sans doute des années à se formaliser. En attendant, un nombre croissant d’organisations internationales — y compris israéliennes — alertent : Israël est en train de commettre un génocide. Et cela ne devrait pas être pris à la légère par les Israéliens.
Le dernier rapport majeur évoquant explicitement un génocide à Gaza a été publié en septembre par la Commission d’enquête internationale indépendante des Nations unies. Dans un compte rendu extrêmement détaillé, elle affirme qu’il existe des motifs raisonnables de conclure que quatre des cinq actes constitutifs de génocide, selon le droit international, ont été commis depuis le début de la guerre contre le Hamas en 2023.
Dès les premiers jours du conflit à Gaza, j’ai estimé que, puisque Israël ne menait pas seulement une guerre contre le Hamas mais aussi une guerre de vengeance contre la population gazaouie, il était essentiel de concentrer les efforts sur un cessez-le-feu permanent, au plus vite. Ensuite, et seulement ensuite, viendrait le moment d’évaluer juridiquement ce qui s’était passé. Non seulement parce que cela est fondamental en soi, mais aussi parce qu’un cessez-le-feu rapide aurait pu sauver de nombreuses vies et éviter bien des souffrances infligées par cette guerre.
Il était également évident — même si cela n’est en rien justifié — qu’au vu du massacre perpétré par le Hamas le 7 octobre, la réponse israélienne — surtout avec un gouvernement ultranationaliste — serait disproportionnée, et de façon délibérée. Cela s’explique par un récit dominant en Israël selon lequel tous les habitants de Gaza sont complices, d’une manière ou d’une autre, de l’attaque du Hamas, et qu’il n’y a pas d’innocents là-bas.
Il y a un fort sentiment que cette guerre est devenue, même si ce n’était pas intentionnel au départ, une guerre génocidaire, et qu’elle devait donc faire l’objet d’une enquête approfondie.
Yossi Mekelberg
Deux ans plus tard, les images atroces venues de Gaza racontent une réalité : plus de 65 000 morts, 160 000 blessés, et, en août, une famine déclarée dans certaines zones par l’organisation de surveillance mondiale Integrated Food Security Phase Classification. Cette famine a été directement attribuée au refus israélien d’autoriser l’aide humanitaire pendant des mois dans un territoire déjà exsangue. En outre, on a le sentiment que cette guerre est devenue, même si ce n'était pas intentionnel au départ, une guerre génocidaire et qu'elle devait donc faire l'objet d'une enquête approfondie.
Les Israéliens sont particulièrement sensibles aux accusations de génocide. Beaucoup de ceux qui ont fondé l’État d’Israël étaient eux-mêmes rescapés du plus horrible génocide de l’Histoire, la Shoah. Ce sentiment de victimisation est profondément ancré dans la société israélienne, tout comme l’image d’un peuple qui, victime de génocide, est légitimé dans ce qu’il considère comme de la légitime défense — particulièrement dans le contexte du 7 octobre. En accusant Israël de commettre un génocide à Gaza, l'intention n'est pas de diminuer les souffrances incommensurables causées durant ces jours les plus sombres de l'histoire juive, ni même de les comparer à ce qui se passe à Gaza.
Le génocide a été reconnu pour la première fois comme crime par l’ONU en 1946, puis codifié par la Convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide. La question qui se pose aujourd’hui à ceux qui enquêtent sur les actions de Tsahal est simple : ces actes répondent-ils à la définition du génocide, soit des "actes commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux" ?
Parmi les cinq actes définis dans la Convention, la Commission d’enquête des Nations unies estime qu’Israël en a probablement commis quatre : le meurtre de membres du groupe, la provocation de blessures graves physiques et mentales, la soumission à des conditions de vie entraînant la destruction du groupe, et la prévention des naissances.
Toute la question juridique du génocide repose sur l’intention. Mais face à l’ampleur des morts, des blessures, des famines provoquées, des blocages de soins médicaux, y compris le bombardement intensif d’hôpitaux — même si Israël invoque la présence du Hamas dans ces établissements, ce qui constituerait aussi un crime de guerre — il devient difficile de nier que plusieurs actes définis comme génocidaires sont avérés.
Au-delà du nombre de morts, la guerre a créé des conditions de vie catastrophiques, provoquant des dommages mentaux autant que physiques.
Yossi Mekelberg
Au-delà du nombre de morts, les conditions de vie à Gaza sont devenues invivables. Elles détruisent la santé mentale et physique des habitants, pulvérisent le tissu social, privent enfants et jeunes d'éducation, et provoquent des déplacements massifs et répétés. À cela s’ajoutent des arrestations de masse sans procès et des accusations de torture dans les camps de détention.
Mais c’est surtout la rhétorique politique israélienne, niant toute innocence à Gaza, qui a mené la commission à conclure que le président Isaac Herzog, le Premier ministre Benjamin Netanyahou et l’ancien ministre de la Défense Yoav Gallant ont incité à commettre un génocide, sans que des mesures soient prises pour les en empêcher ou les sanctionner.
La commission recommande également d’enquêter sur d’autres responsables politiques et militaires, notamment le ministre de la Sécurité nationale Itamar Ben-Gvir et le ministre des Finances Bezalel Smotrich, dont les déclarations pourraient également relever de l’incitation au génocide. Smotrich, par exemple, a déclaré : « Je pense que nous pourrons déclarer la victoire dans quelques mois, Gaza sera complètement détruite. » Il a également évoqué le regroupement de civils dans une zone donnée, avant qu’« ils partent en masse vers des pays tiers. »
Tous ces hommes — à l’exception de Herzog — appartiennent au pouvoir exécutif. Lorsque l’on met en parallèle les faits constatés sur le terrain et les déclarations publiques de ces dirigeants, il devient impossible de ne pas conclure qu’il existe des raisons solides d’ouvrir une enquête judiciaire pour génocide.
En réponse aux accusations du ministère israélien des Affaires étrangères, selon lequel la commission ne serait qu’un "relais du Hamas, notoirement antisémite", il faut rappeler une chose simple : ce sont les responsables au pouvoir qui ont conduit Israël à ce point de non-retour. Une guerre menée par les plus extrêmes, les moins aptes, et qui a amené une partie croissante de la communauté internationale — y compris israélienne — à estimer que oui, un génocide est en cours à Gaza.
Yossi Mekelberg est professeur de relations internationales et membre associé du programme MENA à Chatham House.
X : @YMekelberg
NDLR: Les opinions exprimées par les auteurs dans cette section leur sont propres et ne reflètent pas nécessairement le point de vue d'Arab News.