PARIS: Ouvrir un livre de l’écrivaine franco-libanaise Hoda Barakat, c’est comme entrer dans un lieu étrange, atypique.
Aller vers l’inconnu à la rencontre de personnes que nous côtoyons tous les jours sans les voir ni les entendre.
Partager des vies, des quotidiens que nous nous efforçons d’ignorer – par dégoût, par superstition ou par peur d’y reconnaître, en miroir, l’être humain que nous sommes, à l’état brut.
Cet être que nous tentons d’enfouir sous les couches de diplômes, de réussites professionnelles ou sociales, mais que la plume de Barakat met à nu avec une intensité captivante.
hoda barakat
Née à Beyrouth, Hoda Barakat vit en France depuis 1989. Son œuvre, publiée notamment chez Actes Sud, a été récompensée à maintes reprises: Prix Naguib Mahfouz en 2000, Prix Al-Owais en 2017 pour l’ensemble de son œuvre, et Prix international de la fiction arabe en 2019 pour Le Cours de l’amour et de la mort.
Chevalière de l’Ordre des Arts et des Lettres ainsi que de l’Ordre national du Mérite, Hoda Barakat s’impose aujourd’hui comme l’une des voix les plus singulières de la littérature arabe contemporaine, à la croisée des mondes arabophone et francophone.
Dans son dernier roman Hind ou la plus belle femme du monde qui lui a valu le prix, Barakat nous met face à face avec une femme atteinte d’acromégalie, maladie rare qui déforme les traits et provoque un isolement profond.
Par un jeu de miroir, dont elle a le secret, Barakat nous propulse dans la vie de Hind, dans son univers sombre parfois noir, dont on se surprend à vouloir partager les moindres détails et les moindres souvenirs.
Cet univers est fait de solitude, de peur et d’appréhension – un monde en demi-teinte, pourtant traversé par de fugaces instants de joie: l’adoption d’un chat, la chaleur de rencontres éphémères, ou encore des promenades le long d’un fleuve qui n’en est plus un.
À travers le regard de cette femme marginale, Barakat nous invite à réfléchir à l’apparence, à la beauté, au poids du regard social, tout en tissant une méditation délicate sur la fragilité de la condition humaine.
Les personnages de Barakat ne sont jamais des héros classiques, ce sont des êtres décalés, en marge, blessés, oubliés, souvent exclus des récits dominants, des prostituées, des exilés, ou d’anciens combattants fous.
Répondant à Arab News en français, Barakat affirme que pour elle, leur offrir une voix est un acte d’humanité. «Ce sont des gens qu’on ne fréquente pas, qu’on ne connaît pas. Et pourtant, ils ont des choses à dire.»
Son écriture naît d’un processus d’écoute intérieure, elle ne commence pas un roman avec une trame claire, mais avec une voix. «Quand je suis convaincue que ce personnage veut me raconter une histoire, alors je commence à écrire. C’est comme un saut dans l’inconnu.»
Les histoires se construisent au fil des pages, comme des révélations, dans une langue qui épouse les failles et les silences.
Barakat parle peu d’elle, mais ses romans sont profondément intimes. «Je me raconte toujours un peu, à travers mes obsessions, mes cauchemars. Mais je ne fais pas de confidences. Les personnages ne me ressemblent pas, pourtant ils finissent par s’unir à moi.»
Sa langue est riche, littéraire et toujours travaillée. Elle change de registre à chaque roman, en fonction du personnage et de son monde intérieur: «La langue est tout ce qui me reste pour faire exister le monde que j’ai choisi. C’est mon dernier recours face à la violence du monde», affirme-t-elle.
La guerre civile libanaise hante l’univers de Barakat, sans jamais s’imposer frontalement. Elle choisit de traiter ses conséquences plus que ses causes: la perte, l’exil, la mémoire, l’effondrement des repères.
Loin de se limiter au Liban, son œuvre touche à l’universel. «Même si tu es un étranger, même si tu ne parles pas ma langue, il y a dans mes romans un moment de solitude extrême qui peut te parler.»
C’est probablement cette résonance qui explique l’accueil critique et académique de son travail dans le monde entier, puisque ses livres sont traduits dans plus d’une vingtaine de langues.
Avec le prestigieux Sheikh Zayed Book Award, l’une des plus hautes distinctions littéraires du monde arabe, honorant des figures majeures de la culture mondiale, Barakat se retrouve côte à côte avec l’écrivain Haruki Murakami, désigné «Personnalité culturelle de l’année».
Apprécier l’œuvre de Barakat exige une lecture lente, attentive et persévérante, et offre une récompense rare: celle d’un dialogue profond avec les zones d’ombre de l’humain, avec nos solitudes, nos blessures et nos espoirs muets.
Pourquoi écrire? Barakat élude la question et se contente de dire: «C’est le silence qui me pousse à créer un langage. Un langage pour dire ce que les autres ne veulent pas entendre, ce que même-moi je découvre à travers l’écriture.»
«Hind ou la plus belle femme du monde», publié par Dar al-Adab à Beyrouth, paraîtra en français chez Actes Sud.