L’exposé présenté la semaine dernière au Conseil de sécurité de l’ONU par Tom Fletcher, secrétaire général adjoint aux affaires humanitaires et coordinateur des secours d’urgence, a dressé un constat accablant de la situation humanitaire à Gaza. Avec gravité, M. Fletcher a exhorté les membres du Conseil à «réfléchir – ne serait-ce qu’un instant – aux mesures dont nous pourrons dire aux générations futures qu’elles ont été prises pour mettre fin à l’atrocité du XXIe siècle que nous voyons chaque jour se dérouler sous nos yeux à Gaza».
Hélas, la réponse demeure amère: face au blocus imposé par Israël sur l’aide humanitaire et les marchandises commerciales à destination de Gaza depuis plus de deux mois, peu de choses ont été entreprises pour lever cette dernière forme de siège. Le tout, dans un contexte d’intensification des opérations militaires israéliennes dans l’enclave.
Le recours à la privation humanitaire n’est pas nouveau dans l’arsenal israélien de pression sur la population de Gaza, et ne date pas du 7 octobre 2023. Mais après 19 mois de conflit, les besoins ont atteint un seuil critique, où l’accès ou non à l’aide détermine littéralement qui vivra et qui mourra.
Sous la pression croissante de la communauté internationale – y compris de ses alliés traditionnels comme les États-Unis, le Royaume-Uni, la France et le Canada – Israël a annoncé dimanche qu’il autoriserait l’entrée d’une «quantité de base» de nourriture dans la bande de Gaza. Une concession minimale, qui reste dérisoire au regard de l’ampleur des besoins urgents, après des mois de guerre et onze semaines de blocus total de l’aide.
D’après l’Integrated Food Security Phase Classification (IPC), un système mondial de référence pour évaluer la gravité de l’insécurité alimentaire et de la malnutrition aiguë, l’ensemble de la bande de Gaza est désormais classé en situation d’urgence. Environ un quart des 2,1 millions d’habitants sont directement menacés par la famine.
Dans ce contexte, les affirmations des porte-parole israéliens selon lesquelles il n’y aurait aucune pénurie alimentaire à Gaza, ou que le Hamas serait seul responsable de la crise humanitaire – en détournant l’aide ou en la monnayant à des prix exorbitants – relèvent à la fois d’un discours fallacieux et d’une grave imprudence. De telles déclarations jettent un discrédit supplémentaire sur Israël, le plaçant sur le même plan qu’une organisation désignée comme terroriste par une grande partie de la communauté internationale.
Enfin, cette situation met une fois de plus en lumière la relation complexe et souvent conflictuelle qu’Israël entretient avec le droit international – et ce, bien au-delà de la seule question palestinienne.
Yossi Mekelberg
Compte tenu de la mort et de la dévastation qu'il a infligées à la population de Gaza, et du fait que ses forces de sécurité ne cessent de déplacer les habitants de leurs maisons d'avant-guerre, il incombe à Israël de veiller à ce que l'aide humanitaire entre dans la bande de Gaza. La quatrième convention de Genève stipule clairement que «dans toute l'étendue des moyens dont elle dispose, la puissance occupante a le devoir d'assurer l'approvisionnement de la population en vivres et en médicaments; elle devra notamment faire venir les vivres, les médicaments et autres articles nécessaires si les ressources du territoire occupé sont insuffisantes». Et elle doit «permettre le libre passage de tous les envois de matériel médical et hospitalier».
Il s'agit là d'une obligation juridique claire pour Israël, qui s'ajoute à une obligation morale, celle de ne pas victimiser une population civile, y compris en temps de guerre et même en combattant un ennemi cruel.
Israël entretient des relations problématiques avec le droit international depuis très longtemps, et pas seulement en ce qui concerne les Palestiniens, même si ce sont surtout les Palestiniens qui sont les victimes de la façon dont Israël traite le droit international, qui n'est qu'une simple suggestion.
Même si, pour un bref instant, on met de côté les arguments moraux et juridiques, il n'y a pas non plus de sagesse politique à punir une population entière qui a déjà subi des souffrances inimaginables et à ne pas accepter, qu'on le veuille ou non, que l'on est destiné à vivre avec elle en tant que voisins. En écoutant les responsables israéliens s'efforcer d'expliquer leur blocage de l'aide humanitaire à Gaza, on a l'impression qu'ils sont toujours bloqués au 7 octobre, comme si l'année et demie qui s'est écoulée depuis n'avait jamais eu lieu. Le traumatisme et la colère engendrés par cet événement sont tout à fait humains et compréhensibles, mais les diriger contre des innocents avec une telle férocité et une telle cruauté est tout à fait inhumain.
L'Unrwa, l'agence des Nations unies chargée de fournir une aide humanitaire aux Palestiniens, affirme qu'elle est déjà à court de farine et de colis alimentaires, tandis que seuls neuf de ses 27 centres de santé sont opérationnels à un moment où les besoins sont désespérés et croissants. La semaine dernière, Philippe Lazzarini, commissaire général de l'Unrwa, a déclaré sans équivoque que le blocage de l'aide humanitaire, y compris de la nourriture, était utilisé par Israël comme une arme de guerre, ce qui pourrait être qualifié de crime de guerre par la Cour internationale de justice. Il a ajouté qu'«il ne fait absolument aucun doute que nous parlons d'atrocités massives» qui se déroulent dans la bande de Gaza et qui «pourraient déboucher sur un génocide».
Ces propos font écho à ceux tenus par M. Fletcher devant le Conseil de sécurité des Nations unies, à savoir qu'«Israël impose délibérément et sans vergogne des conditions inhumaines aux civils» de Gaza, les privant de nourriture, de médicaments, d'eau et de tentes. Cette semaine, les températures à Gaza ont déjà atteint 30 degrés Celsius à l'ombre – et il n'y a pas beaucoup d'ombre.
Si les Israéliens pensent que tout cela est inventé par ceux qui haïssent Israël, ils peuvent toujours écouter leur ministre de la Défense.
Yossi Mekelberg
Mais si les Israéliens pensent que tout cela est inventé par ceux qui haïssent Israël, ils peuvent toujours écouter ce que leur ministre de la Défense a dit le mois dernier. Israël Katz a déclaré sans ambages: «La politique d'Israël est claire: aucune aide humanitaire n'entrera à Gaza, et le blocage de cette aide est l'un des principaux leviers de pression empêchant le Hamas de l'utiliser comme un outil auprès de la population.»
En d'autres termes, l'utilisation de la famine et le retrait de l'aide médicale, ainsi que d'autres besoins humains fondamentaux, est un outil de guerre. Avec une telle attitude – et quand l'un de ses plus hauts responsables l'admet sans honte en public – Israël ne devrait pas être surpris d'être accusé de crimes de guerre.
Certains politiciens et stratèges israéliens suggèrent que l'objectif de rendre la vie des Palestiniens de Gaza complètement misérable est de les retourner contre le Hamas et de le renverser. Si c'est le cas, c'est une méthode qui a été essayée et qui a échoué depuis que le Hamas a remporté les élections il y a près de 20 ans. Tout comme la méthode israélienne consistant à assassiner les dirigeants du groupe sans offrir d'horizon politique.
D'autres, encore moins moraux, sont prêts à admettre que priver les Palestiniens de Gaza d'aide humanitaire a pour but de leur rendre la vie intolérable au point qu'ils s'en aillent. Inutile de s'attarder sur la moralité ou la légalité de cette approche, comme si ceux qui l'expriment souhaitaient ardemment se retrouver devant un tribunal de La Haye, mais ils devraient aussi avoir appris que cette approche ne fonctionne pas. Au contraire, elle ne fait qu'attiser la haine et la radicalisation et conduit Israël au bord du gouffre, au point d'en faire un État paria.
Il se peut que, pour une multitude de raisons, Israël éprouve des difficultés à intérioriser ce message. Cependant, en acceptant d'accorder une certaine aide humanitaire à la population de Gaza – mais loin d'être suffisante –, il se retrouve dans le pire des mondes. Il montre que le gouvernement israélien actuel est sensible à la pression internationale, sans pour autant changer son image de pays irrespectueux du droit international et tout aussi insouciant du sort de plus de 2 millions de personnes menacées de famine.
Yossi Mekelberg est professeur de relations internationales et membre associé du programme Mena à Chatham House.
X: @YMekelberg
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com