Libye: Comment gouverner face à la fragmentation

Le commandant militaire libyen Khalifa Haftar s'exprime lors des célébrations de la fête de l'indépendance à Benghazi. (REUTERS)
Le commandant militaire libyen Khalifa Haftar s'exprime lors des célébrations de la fête de l'indépendance à Benghazi. (REUTERS)
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Publié le Lundi 11 août 2025

Libye: Comment gouverner face à la fragmentation

Libye: Comment gouverner face à la fragmentation
  • Treize années d'incertitude politique n'ont pas permis de mettre en place un cadre de gouvernance locale cohérent, ce qui a permis à des structures de pouvoir parallèles de se développer.
  • Les propositions actuelles concernant les frontières administratives révèlent des tensions paralysantes.

La Libye est devenue depuis une étude de cas brutale sur les conséquences de l'effondrement des institutions et de la gouvernance. La rébellion de 2011 a brisé l'État hypercentralisé de Mouammar Kadhafi, mais n'a pas réussi à le remplacer par une alternative fonctionnelle. Au lieu de cela, la fixation de la communauté internationale sur des accords centralisés de partage du pouvoir avec des seigneurs de la guerre et des coalitions de milices peu structurées continue à négliger le travail crucial de renforcement des institutions infranationales.

Treize années d'incertitude politique n'ont pas permis de mettre en place un cadre de gouvernance locale cohérent, ce qui a permis à des structures de pouvoir parallèles de se développer. À ce jour, la Libye reste divisée entre le gouvernement d'union nationale, basé à Tripoli et reconnu par les Nations unies, et un fief oriental rebelle dominé par le chef de guerre Khalifa Haftar et ses fils. Ces derniers sont à leur tour en concurrence avec plus de 100 milices autonomes, dont des groupes affiliés à des tribus qui exploitent les vides administratifs.

L'absence flagrante de frontières administratives bien définies et légalement applicables est le principal facteur d'accélération. La loi 59 de 2012 prévoyait des gouvernorats comme intermédiaires entre les municipalités et l'État, mais aucun n'a été mis en place. Les cartes proposées, comme le projet de 19 provinces du gouvernement d'unité nationale pour 2022, restent théoriques au milieu de conflits venimeux sur la juridiction territoriale.

Pendant ce temps, les conseils tribaux comblent les vides en matière de prestation de services dans des régions comme le Fezzan, où les structures publiques ont tout simplement disparu. Ailleurs, les municipalités assument par conséquent des fonctions couvrant les soins de santé, le maintien de l'ordre et les infrastructures sans budget ni mécanisme de coordination, ce qui se traduit par des résultats déplorables tels que des hôpitaux paralysés et des taux d'abandon scolaire extrêmement élevés. Ce vide opérationnel alimente désormais la prédation des ressources, les factions locales continuant à s'emparer de certaines parties du secteur pétrolier libyen.

Les chefs de tribus et de milices sont également devenus habiles à exploiter l'ambiguïté institutionnelle, convertissant leur influence géographique en monopoles lucratifs. Les économies et les réseaux illicites génèrent désormais des sommes proches d'un dixième du produit intérieur brut de la Libye d'avant 2011, via les ports et les passages du désert administrés par les seigneurs de la guerre de facto. Dans le même temps, des conflits frontaliers entre les municipalités de Zintan et de Gharyan ont gelé 120 millions de dollars de fonds de reconstruction pendant trois ans. 

Cette paralysie n'est pas fortuite, elle est structurelle.

L'incapacité persistante à établir des structures de gouvernance infranationales légitimes, et en particulier à résoudre la question des frontières administratives, enracine la division et réduit les perspectives d'un État unifié et souverain. En retardant la résolution de cette impasse cartographique, la fragmentation de la Libye risque de devenir irréversible au détriment de plus de 2 millions de Libyens qui ont besoin d'une aide humanitaire dans un pays qui s'enorgueillissait autrefois d'une espérance de vie, d'un taux d'alphabétisation et d'un revenu par habitant élevés.

L'ampleur du défi auquel la Libye est aujourd'hui confrontée n'est pas sans précédent.

L'administration territoriale du pays a toujours été instable, depuis les sanjaks ottomans destinés à l'extraction fiscale, jusqu'aux divisions coloniales italiennes, en passant par l'expérience fédérale éphémère du roi Idris (1951-1963) qui équilibrait la Cyrénaïque, la Tripolitaine et le Fezzan. Le coup d'État de Kadhafi en 1969 a remplacé les provinces par des "districts populaires", ce qui a eu pour effet d'éviscérer les capacités locales. Après Kadhafi, la loi de 2012 sur l'administration locale prévoyait des gouvernorats, des municipalités et des échelons sous-municipaux, mais le niveau critique du gouvernorat reste inexistant. Cette absence paralyse la coordination en matière de transport régional, de gestion des ressources et de sécurité, surchargeant une autorité centrale faible et laissant les municipalités isolées.

Les propositions actuelles concernant les frontières administratives révèlent des tensions paralysantes.

Les partisans de trois régions (Cyrénaïque, Tripolitaine, Fezzan) invoquent la légitimité historique mais ignorent les réalités périlleuses. Des "fédéralisations" similaires dans le monde avec des unités régionales minimales, par exemple en Bosnie (deux entités), aux Comores (trois) et au Pakistan (1973 : quatre), présentent toutes une instabilité chronique. En outre, le Nigéria, après son indépendance, est passé de trois à 36 États, ce qui a délibérément dilué la domination ethnique. Le modèle libyen à trois régions risque d'enraciner les divisions mêmes qui ont alimenté les conflits civils du passé : Les craintes de sécessionnisme, l'accaparement des ressources par les villes dominantes comme Benghazi ou Misrata, et la marginalisation des petites tribus au sein des macro-régions.

D'autres cadres, par exemple 12 provinces ou 13 unités basées sur les circonscriptions électorales, visent l'équilibre mais se heurtent à des déficits de légitimité. Les circonscriptions électorales, établies pour des raisons de commodité technique, ignorent souvent les animosités tribales ou les liens socio-économiques profondément ancrés. Les propositions de "régions économiques" coordonnant plusieurs gouvernorats nécessitent des institutions de planification solides et une autonomie fiscale dont la Libye est dépourvue. Surtout, tous les modèles achoppent sur le schisme politique central : Les fédéralistes réclamant l'autonomie régionale contre les centralistes craignant une fracture de l'État. Cette impasse paralyse les réformes tandis que les économies illicites prospèrent ; la contrebande de carburant génère à elle seule au moins un demi-milliard de dollars par an pour les milices, ce qui consolide le pouvoir par la force des armes.

Cependant, il y a encore un peu d'espoir.  

La délimitation des frontières de l'Afrique du Sud après l'apartheid offre de curieux parallèles. Confrontée à des risques similaires de polarisation ethnique, elle a mis en place une commission technocratique de démarcation et de délimitation guidée par des critères clairs : Frontières historiques, viabilité économique, infrastructures et réalités culturelles.

Elle a surtout intégré cette commission dans un forum de négociation multipartite, séparant ainsi le travail technique de la négociation politique. Quatre mois de consultations ont donné lieu à 780 soumissions écrites et 157 témoignages oraux, les audiences ayant été traduites en 11 langues. Le résultat : Neuf provinces remplaçant les bantoustans raciaux de l'apartheid, validées par une participation inclusive.

La voie de la Libye exige un processus structuré similaire, et pas seulement une carte.

Une commission de délimitation des frontières doit intégrer des compétences multidisciplinaires, telles que des démographes pour quantifier la répartition de la population, des économistes pour modéliser l'allocation des ressources et des géographes pour évaluer les contraintes topographiques, comme l'a montré la commission sud-africaine, qui comprenait 16 spécialistes dans sept domaines. Il est essentiel qu'un tel organe tire son mandat d'un forum politique inclusif représentant les centres de pouvoir fragmentés de la Libye, afin de garantir que les décisions reflètent un consensus négocié plutôt qu'une imposition unilatérale.

Les continuités historiques doivent être mises en balance avec les réalités contemporaines : Les revendications territoriales tribales régissant 65 % des territoires du sud, les réserves d'hydrocarbures concentrées dans trois bassins et les disparités démographiques, Tripoli accueillant 2 millions d'habitants alors que les municipalités du sud en comptent en moyenne 30 000. Les formules de distribution des ressources doivent être codifiées afin d'empêcher la recherche de rentes, en particulier compte tenu des revenus pétroliers lucratifs de la Libye.

Les consultations publiques requièrent des méthodologies solides, et non pas symboliques. En outre, imposer des frontières sans l'adhésion des tribus et des communautés garantit la rébellion. Pourtant, le contexte libyen exige des garanties supplémentaires : Des mécanismes indépendants de résolution des conflits et un rejet explicite des référendums, qui amplifient la polarisation dans les sociétés fracturées.

Enfin, la résolution des conflits nécessite une architecture permanente. La commission nationale du tracé des frontières du Nigeria, opérationnelle depuis 1987, offre un modèle : Un organe technique neutre habilité à trancher les conflits interprovinciaux et à gérer les ressources transfrontalières. Toutefois, en Libye, où 40 % des frontières proposées chevauchent les territoires des milices, une telle commission devra être habilitée à déployer des équipes de vérification et à imposer un arbitrage contraignant, avec l'appui de garants internationaux afin d'éviter toute politisation.

Un défi de taille, compte tenu du contexte actuel, mais le coût de l'inaction augmente chaque jour.

Le pétrole, principal produit d'exportation de la Libye, reste l'otage des blocages des groupes armés, alors que 1,5 million de personnes n'ont pas accès aux soins de santé et que les municipalités, privées de fonds et d'autorité, ne peuvent pas fournir de services de base. Chaque année de fragmentation approfondit les réseaux kleptocratiques, radicalise les populations marginalisées et érode la confiance dans les institutions publiques.

Étrangement, la rébellion de 2011 exigeait la dignité et un développement équitable. Le redécoupage administratif ne devrait donc pas être un simple exercice de cartographie, mais le fondement même du démantèlement des milices, de la redistribution des ressources et de la reconstruction des contrats sociaux.

Sans cela, la souveraineté de la Libye restera une fiction entretenue uniquement par des mécènes étrangers et des kleptocrates.

- Hafed Al-Ghwell est chercheur principal et directeur de programme au Stimson Center et chercheur principal au Center for Conflict and Humanitarian Studies. X : @HafedAlGhwell

Clause de non-responsabilité : les opinions exprimées par les auteurs dans cette section leur sont propres et ne reflètent pas nécessairement le point de vue d'Arab News. 

Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com