L’Occident devrait revoir son manuel sur l’Afrique du Nord

Le Maghreb n’est pas exactement une priorité absolue dans les politiques de Bruxelles ou de Washington (Photo fournie).
Le Maghreb n’est pas exactement une priorité absolue dans les politiques de Bruxelles ou de Washington (Photo fournie).
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Publié le Mercredi 20 juillet 2022

L’Occident devrait revoir son manuel sur l’Afrique du Nord

L’Occident devrait revoir son manuel sur l’Afrique du Nord
  • Cette année, l’Afrique du Nord est au bord du gouffre
  • L’Occident devrait rompre avec son erreur habituelle de considérer la région Mena dans son ensemble et de reconnaître que l’Afrique du Nord est un espace hétérogène

Bien que le Maghreb ne soit pas exactement une priorité absolue dans les politiques de Bruxelles ou de Washington, cette sous-région conserve un grand potentiel pour un engagement réussi et une collaboration plus étroite au niveau du partenariat transatlantique en difficulté, face à une agression géopolitique mondiale sur plusieurs fronts.

Les États-Unis mis à part, l’Europe et l’Afrique du Nord sont intrinsèquement liées par plus qu’une simple histoire riche et une proximité géographique unique, ce qui offre aux deux régions de nombreuses possibilités de promouvoir des valeurs partagées et de poursuivre des intérêts stratégiques similaires.

Il y a un peu plus de dix ans, l’espoir est né lorsqu’une vague révolutionnaire a touché certaines parties de l’Afrique du Nord, ouvrant la voie à une période tendue d’incertitudes et de changements inédits. C’était, pour l’Occident, l’occasion presque parfaite de saisir l’instant présent pour renforcer son engagement dans cette partie du vaste «voisinage» de l’Europe. Désormais, cependant, le paysage est bien loin de l’élan désormais oublié en faveur des démocraties dirigées par les citoyens et de la préservation des libertés civiles.

Cette année, l’Afrique du Nord est au bord du gouffre face aux bourbiers politiques de la Libye, à l’incertitude accrue découlant du déclin de la démocratisation en Tunisie et à la montée en puissance des tensions entre les rivaux régionaux, l’Algérie et le Maroc. Ces scénarios décourageants et un bilan persistant d’échecs (en Libye et en Tunisie) ne devraient pas dissuader un engagement concret, mais plutôt le renforcer. Il s’agit notamment de préserver la sécurité stratégique méditerranéenne et européenne, mais aussi d’endiguer les flux migratoires, tout en soutenant des réformes politiques, socio-économiques, institutionnelles et autres changements durables dans toute la région. Cependant, la réalité est assez décevante.

La vision européenne de l’Afrique du Nord est victime du talent habituel de Bruxelles pour se contorsionner autour de manœuvres bureaucratiques sinueuses qui privilégient la recherche d’un consensus entre les intérêts divergents de ses membres, plutôt qu’un engagement décisif susceptible de répondre à l’urgence du moment. Il n’est donc pas surprenant de constater que Bruxelles n’a toujours pas défini un ensemble cohérent de politiques pour la sous-région, même lorsque chaque pays d’Afrique du Nord fait face à une multitude de défis nationaux qui ont érodé la plupart des bénéfices réalisés au cours de la dernière décennie et alimenté l’antipathie du public à l’encontre des processus de démocratisation douloureux.

Au lieu d’établir habilement des voies de coopération pour les intérêts géopolitiques partagés, par exemple, l’Europe a permis aux États membres de poursuivre leurs propres intérêts étroits, ce qui a nui aux perspectives de collaboration régionale en matière de défis comme l’endiguement des flux migratoires en provenance d’Afrique subsaharienne.

Pour les États-Unis, en revanche, l’Afrique du Nord est trop loin dans la liste de leurs priorités pour tenter un engagement significatif au-delà de la pression pour une coopération plus étroite contre le terrorisme et la contre-insurrection. Cela retarde l’effort laborieux que devrait fournir une Europe distraite pour comprendre de manière plus approfondie les dynamiques et les exigences complexes et hyperlocalisées de chaque pays d’Afrique du Nord. Le point de vue de Washington sur l’Afrique du Nord a naturellement évolué à partir d’une perception immuable selon laquelle la région ne fait face qu’à peu de menaces gérables pour les intérêts américains.

 

«Ces scénarios décourageants et un bilan persistant d’échecs ne devraient pas dissuader un engagement concret, mais plutôt le renforcer.» - Hafed al-Ghwell

 

C’est pour ces raisons que l’on assiste à une moindre implication dans une partie du monde techniquement considérée comme l’arrière-cour de l’Europe, même lorsque certains pays font face à des éléments déstabilisateurs, l’influence capricieuse d’adversaires connus et la résurgence de l’autoritarisme, ou sont minés par des processus politiques ouverts.

Pendant des décennies, les États-Unis et l’Europe ont adopté des approches complémentaires, mais pas nécessairement communes, de l’Afrique du Nord. Alors que les Européens cherchaient à sonder leur voisinage méridional, en quête de possibilités pour appliquer les normes, les valeurs et les priorités européennes au moyen du commerce, du soft power, de la coopération en matière de sécurité et de dialogue, les États-Unis ont simplement scindé le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord en deux, concentrant leur attention sur la première région, tout en limitant sévèrement son rayonnement diplomatique et militaire dans la seconde.

Cela a peut-être «fonctionné» dans le passé, mais les soulèvements de 2011 ont plus ou moins décimé cet ordre ancien, laissant place à des États perméables, fragiles et effondrés. Ces derniers sont désormais envahis par des formes alternatives de gouvernement, des acteurs non étatiques armés, des despotes en herbe et des puissances étrangères intrusives, exacerbant les rivalités régionales et mondiales et alimentant encore plus les conflits et l’instabilité.

À leur tour, tel un cercle vicieux, les perspectives accrues de conflits extraterritoriaux, en utilisant notamment l’énergie comme prétexte ou motivation pour la confrontation, ont conduit à une plus grande instabilité, intensifiant les défis transnationaux qui sont un mélange d’anxiétés locales, de concurrence régionale et de géopolitique mondiale. Une conséquence dramatique qui a replacé l’Afrique du Nord sur le devant de la scène dans le discours politique européen, au moins depuis 2011, est la migration.

La fragilité prolongée, la pauvreté, l’absence de libéralisme et les conflits ont entraîné des flux de migrants désespérés, qui deviennent de plus en plus un outil pour les pays d’origine et de transit en vue d’extorquer des concessions à l’Europe. En réponse, Bruxelles a tenté d’adopter une variété d’approches qui n’ont toujours pas endigué efficacement les flux migratoires, car la plupart de ces solutions sont des tentatives instinctives pour résoudre un problème qui les touche directement, au lieu d’utiliser la méthode plus efficace qui consiste à traiter les causes sous-jacentes.

Cette réticence à s’engager de manière significative ou à se concentrer sur les fragilités sous-jacentes pour anticiper les crises avant qu’elles ne traversent la Méditerranée ou ne commencent à poser un défi direct aux intérêts américains peut éviter aux politiciens occidentaux des sondages acerbes ou des pertes électorales, mais cela ne fait que retarder l’inévitable. L’Europe et les États-Unis doivent se montrer à la hauteur et exploiter la coopération transatlantique, en commençant par élaborer des ratios aussi précis que possible de la prise de risques et du partage des responsabilités pour les défis émanant de cette partie du monde arabe.

Il n’existe pas d’approche unique et il ne serait pas non plus judicieux pour Washington ou Bruxelles d’assumer à la fois les risques et la responsabilité des innombrables défis de l’Afrique du Nord, car cela entraînerait des coûts politiques importants à l’échelle nationale et compliquerait une situation déjà chaotique dans la région. En outre, même si l’Occident parvenait à coordonner son engagement, à titre d’exemple en poursuivant le processus de stabilisation en Libye, il ne faudrait pas que ce soit une reproduction des efforts des décennies passées qui ont fait fi des réalités persistantes sur le terrain au profit d’excursions savantes pour trouver un moyen d’avancer à huis clos, en grande pompe et sans tenir compte de la situation.

À une époque où les aspirations de la plupart des Nord-Africains moyens sont anéanties par le désespoir et les conflits, les États-Unis et leurs alliés européens doivent réécrire leur manuel pour aborder de la meilleure manière possible la dynamique complexe de la région. L’objectif de toute nouvelle approche devrait être d’alléger le fardeau des populations qui croient encore fermement, malgré les défis pressants, en la promesse d’un avenir stable et démocratique. Après tout, la pratique qui consiste à apaiser les acteurs nuisibles ou à se contenter d’un dialogue diplomatique ou politique ouvert sans recours, lignes rouges, mécanismes d’application ou moyens efficaces de règlement des différends ne fait qu’alimenter l’intransigeance, permettant aux éléments corrosifs de prospérer.

Ainsi, avant de promouvoir de prétendues valeurs communes ou d’appeler à plus de cohésion et de coopération, l’Occident doit également rompre avec son erreur habituelle de considérer la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord (Mena) dans son ensemble et de reconnaître que l’Afrique du Nord est un espace hétérogène, avec de nombreux conflits internes uniques et de dilemmes qui guident souvent la volonté, les intérêts et les priorités nationales. Ne pas le faire risque de déstabiliser davantage la région, ouvrant la voie aux acteurs hostiles à l’Occident et intolérants à tout effort visant à s’attaquer à certains des maux de l’Afrique du Nord au moyen d’une alliance transatlantique redynamisée.

 

Hafed al-Ghwell est chercheur principal non résident au Foreign Policy Institute de la John Hopkins University School of Advanced International Studies. Il est également conseiller principal au sein du cabinet de conseil économique international Maxwell Stamp et de la société de conseil en risques géopolitiques Oxford Analytica, membre du groupe Strategic Advisory Solutions International à Washington DC et ancien conseiller du conseil d’administration du Groupe de la Banque mondiale.

Twitter: @HafedAlGhwell

NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.

Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com