Le coup d’État judiciaire met en péril «l’armée du peuple» d’Israël

Le développement de sa puissance militaire a toujours été considéré comme primordial pour Israël (Photo, AFP).
Le développement de sa puissance militaire a toujours été considéré comme primordial pour Israël (Photo, AFP).
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Publié le Jeudi 23 mars 2023

Le coup d’État judiciaire met en péril «l’armée du peuple» d’Israël

Le coup d’État judiciaire met en péril «l’armée du peuple» d’Israël
  • Depuis sa création, l’armée d’Israël n’était pas seulement une force militaire mais aussi une composante essentielle de la construction d’une société israélienne cohésive
  • Certaines personnes qui font actuellement partie de l’armée craignent également qu’un tel gouvernement ultranationaliste et religieux messianique ne les mène éventuellement devant la CPI

S’il y a une institution en Israël qui est vénérée et considérée comme irréprochable, c’est bien l’Armée de défense d’Israël. Au fil des ans, sa philosophie en tant qu’armée populaire, au sein de laquelle servir n’est pas seulement un devoir, mais un privilège, n’a jamais été sérieusement remise en question. On rejette presque totalement l’idée de refuser le service militaire, en particulier l’objection de conscience ou le refus d’exécuter des missions spécifiques. Cependant, Benjamin Netanyahou et sa bande de destructeurs de la démocratie ont réussi à inverser la tendance.

Ceux qui refusent, soit en tant que pacifistes avoués, soit pour s’opposer à l’occupation de la terre palestinienne et aux mauvais traitements infligés à son peuple, ont généralement purgé plusieurs peines consécutives dans une prison militaire avant d’être renvoyés de l’armée. Cette attitude à servir dans l’armée est partagée presque également entre les conscrits et les réservistes. D’où la mise en garde lancée la semaine dernière au gouvernement actuel par plusieurs centaines de réservistes, parmi lesquels des pilotes de combat de haut rang, d’anciens commandants haut placés, des membres d’unités d’élite et même des médecins militaires. Ils déclarent qu’ils s’abstiendraient de tout entraînement si le coup d’État judiciaire prévu, qui rendrait le pays moins démocratique et bien plus dictatorial, était mené à bien. Cette initiative a ébranlé la société israélienne. Cette évolution aurait une incidence à long terme sur les relations entre la société et la nouvelle attitude d’obéissance sans faille des forces de sécurité.

En tant que produit du sionisme, la raison d’être d’Israël est d’être un refuge sûr pour les juifs du monde entier et, à cette fin, le développement de sa puissance militaire a toujours été considéré comme primordial. Bien que la position géopolitique d’Israël ait radicalement changé au cours des dernières décennies – à la suite de la signature d’accords de paix et de normalisation avec certains de ses voisins, alors que d’autres adversaires potentiels comme la Syrie ou l’Irak ne sont pas en mesure de représenter une menace significative – pour ses stratèges, l’importance centrale d’être une superpuissance militaire régionale, elle, subsiste.

Depuis sa création, l’armée de défense d'Israël n’était pas seulement une force militaire, mais une composante essentielle de la construction d’une société israélienne cohésive, alors que les juifs de différentes parties du monde affluaient vers le pays nouvellement créé. L’armée est devenue un creuset et un vecteur égalitariste, puisque des femmes et des hommes de 18 ans, issus de milieux socioéconomiques différents, ont tous participé au service militaire. Cela reste une perception quelque peu idéaliste de ce qu’est cette force. Le service militaire d’un citoyen ne se termine pas avec la libération du service de conscrit, mais se poursuit pendant des décennies avec le service en tant que réserviste actif. Un chef d’état-major israélien, le général Yigael Yadin, a un jour fait remarquer qu’en Israël, «le civil est un soldat dont le congé annuel est de onze mois».

D’un point de vue militaire, l’armée régulière, composée à la fois de conscrits et de soldats de carrière, est considérée comme trop petite pour faire face de manière adéquate à toute la panoplie de défis sécuritaires auxquels Israël est confronté, tant près du pays que dans des régions aussi éloignées que l’Iran et au-delà. Ainsi, les forces de réserve, considérablement plus importantes que l’armée régulière, sont devenues une composante essentielle de la configuration sécuritaire et des mécanismes de dissuasion du pays.

«Les réservistes ont déclaré publiquement qu’ils ne participeraient plus aux entraînements si le pays continuait de sombrer dans la dictature.» - Yossi Mekelberg

Malgré l’extrême diversité des opinions politiques, les exemples de refus de servir pour des raisons politiques ont été presque négligeables, même lorsqu’il s’agissait d’une guerre controversée comme l’invasion du Liban en 1982 ou les missions oppressives en Cisjordanie et à Gaza, comme lors de la première et de la seconde Intifada. Il semble toujours irréaliste de prétendre que la politique devrait s’arrêter aux portes de la base militaire, puisque l’armée israélienne est le bras exécutif le plus important du gouvernement. Cependant, la plupart des soldats, y compris les réservistes, ont réussi à s’acquitter d’une manière ou d’une autre de leurs devoirs militaires même si ceux-ci ont contredit leurs convictions politiques ou, pire, leur ont posé un cas de conscience.

C’est le vandalisme judiciaire commis par l’actuel gouvernement de coalition qui a irrité suffisamment de réservistes pour les inciter à déclarer publiquement qu’ils ne participeront pas aux entraînements si le pays continue de glisser dans une dictature. Tout un escadron de pilotes des avions de combat les plus sophistiqués qui pourraient un jour être nécessaires pour faire face à la menace nucléaire de l’Iran a menacé de ne pas se présenter à l’entraînement.

Cette révolte ouverte, lancée par le fer de lance de l’armée israélienne, est revigorée par des commandants supérieurs à la retraite des forces régulières, du Mossad et du Shin Bet, qui expriment leur dégoût total face à la transformation d’une démocratie libérale – aussi complexe et problématique soit-elle – en une démocratie nominale, dans laquelle le pouvoir judiciaire n’est qu’un simple instrument entre les mains des politiciens.

Si la philosophie de servir dans l’armée pour défendre Israël est un principe sacrosaint, elle s’accompagne d’une motivation complémentaire très forte pour défendre son caractère démocratique. Si on demande aux soldats d’être prêts à sacrifier leur vie et, ce faisant, on inflige une grande douleur à d’autres personnes, ils aimeraient au moins croire que c’est pour une cause juste et digne.

Depuis des années, il y a un malaise déclenché par la corruption au sein du gouvernement. «Armée populaire» est un terme impropre, puisque le fardeau du service militaire retombe sur les épaules d’une proportion décroissante de la population, tout comme le fait de garantir la prospérité du pays. Cependant, la destruction du caractère démocratique des institutions dirigeantes d’Israël par une administration dirigée, pour la première fois dans l’histoire du pays, par un Premier ministre accusé de corruption, alors que plusieurs de ses ministres ont déjà été condamnés pour corruption et même pour terrorisme – sachant que beaucoup d’entre eux n’ont jamais servi dans l’armée, mais sont effrontément prêts à en envoyer d’autres au combat – est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase.

Certaines personnes qui font actuellement partie de l’armée craignent également qu’un tel gouvernement ultranationaliste et religieux messianique ne les mène éventuellement devant la Cour pénale internationale de La Haye pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité.

Certes, il faut saluer le courage et la volonté de ces citoyens de briser un tabou pour une cause indéniablement noble. On espère que cette cause mettra fin à l’usurpation anticonstitutionnelle qui a lieu, avec les protestations et les pressions d’autres secteurs de la société. Cependant, il y a aussi le danger de politiser davantage l’armée, ce qui pourrait conduire, par exemple, à ce que les soldats de droite refusent d’évacuer les colonies ou de veiller à ce que les colons respectent la loi, même si la question en jeu est complètement différente.

D’autre part, cela pourrait également envoyer un signal d’alarme au gouvernement israélien actuel et à tout gouvernement futur, pour dire que les soldats, en particulier les réservistes, sont prêts à servir leur pays et même à mourir pour lui, uniquement si le gouvernement s’engage à maintenir le système démocratique et la bonne gouvernance qui sert l’ensemble de la nation, pas seulement ses propres intérêts.

 



Yossi Mekelberg est professeur de relations internationales et membre associé dans le Programme de la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord (Mena) à Chatham House. Il collabore régulièrement avec les médias internationaux écrits et en ligne. Twitter: @Ymekelberg

NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.

Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com