DUBAÏ: La guerre civile syrienne qui s’est déroulée il y a dix ans a poussé toute une génération de jeunes esprits parmi les plus brillants à l’exil, privant sa société des talents indispensables pour se reconstituer et suivre le rythme du monde moderne. À contre-courant de l'opinion publique, un entrepreneur technologique né à Damas a refusé de tourner le dos à son pays. Contre toute attente, il est parvenu à créer une entreprise florissante.
Malek al-Muzayen âgé de 35 ans, a créé sa première entreprise de développement de logiciels avec trois collègues en 2008, à une époque où les services d'applications et le e-commerce étaient encore des concepts relativement nouveaux, en particulier en Syrie.
Après avoir obtenu un diplôme en génie informatique à l'université américaine de Sharjah aux Émirats arabes unis, Al-Muzayen est retourné en Syrie, convaincu que l'industrie technologique disposait d’un immense potentiel.
«Nous travaillions sur le développement d'un système destiné aux restaurants car, à cette époque, la Syrie connaissait un boom du tourisme, des restaurants et des entreprises connexes», explique Al-Muzayen à Arab News.
L'entrepreneur technologique syrien Malek al-Muzayen, né à Damas, a refusé de tourner le dos à son pays. Contre toute attente, il est parvenu à créer une entreprise florissante. (Photo fournie)
Pressentant une opportunité, son équipe s'est rassurée et a développé un système de point de vente comptable pour aider les restaurants à gérer leur comptabilité et leurs factures quotidiennes.
«Nous avons constaté un vide dans ce domaine. J'ai donc développé un logiciel appelé “Maestro”, qui a connu un grand succès», révèle-t-il.
Le succès fut cependant de courte durée: en 2011, une répression brutale des manifestations antigouvernementales plonge le pays dans la guerre civile, dévastant les villes et l'économie et renvoyant des millions de réfugiés vers la Turquie, le Liban, la Jordanie et l'Irak voisins.
En chiffres
80%: ce pourcentage correspond à la proportion de la population syrienne qui vit dans «l'extrême pauvreté» en 2019.
D'autres ont fui plus loin encore, à la recherche de sécurité et de prospérité. De nombreux restaurateurs syriens ont ainsi choisi de s’installer en Arabie saoudite, à Dubaï, en Égypte et au Koweït, où le secteur technologique était déjà solidement implanté. De sa base de Damas, M. Al-Muzayen voit une nouvelle opportunité pour fournir des solutions logicielles.
«J'ai créé un réseau d'agents qui étaient au service de ces nouveaux restaurants. Nous avons connu un pic de ventes à ce moment-là et avons obtenu un surplus d'argent», confie-t-il.
Toutefois, dans un secteur technologique dont l’évolution est si rapide, Al-Muzayen s’est dit que cette méthode serait rapidement obsolète. Aussi entreprend-il, en 2013, de nouveaux développements prometteurs dans le domaine des applications pour smartphone.
À cette époque, le régime de Bachar al-Assad se trouvait isolé sur la scène mondiale, paralysé par les sanctions économiques et sur le point de s’effondrer. L'environnement était loin d'être propice à attirer les investisseurs. Al-Muzayen a donc choisi de déplacer une partie de son équipe en Égypte, où régnait une stabilité relative et où existaient des perspectives d’investissements.
Pendant ce temps, à Damas, l’équipe d’Al-Muzayen connaît des difficultés quotidiennes, comme des pannes de courant ou des menaces pour sa sécurité. Dotée de son propre générateur et d’un espace pour dormir, l'entreprise, au milieu de ce chaos, a servi de refuge à son personnel. «Le bureau est devenu leur maison», raconte-t-il.
Cependant, en 2014, l'Égypte est replongée dans les troubles civils, et son nouveau gouvernement refuse l'entrée aux Syriens. Alors que les opportunités se tarissaient rapidement, Al-Muzayen a été contraint de vendre puis de chercher fortune en Europe.
S’installant à Berlin, la capitale allemande, Malek al-Muzayen met en place une plate-forme appelée «Bee Order». Il s’agit d’une application qui permet aux clients des restaurants de passer commande à l'aide d'un code QR. Mais dans son nouvel environnement et les difficultés qui l’accompagnent, Al-Muzayen a du mal à faire décoller l'entreprise et ses réserves de liquidités sont rapidement épuisées.
Il sollicite alors des conseils auprès de bailleurs de capital à risque et d'accélérateurs de start-up qui l’encouragent à rétablir son hub en Syrie avec la possibilité d’investir, une fois la guerre terminée.
Ainsi, deux ans seulement après son arrivée, Al-Muzayen a fait ses valises et il est rentré chez lui, où il a aménagé «Bee Order» en application de livraison. Cependant, après des années de conflit, d'isolement et de faiblesse économique, le marché d'un tel service à Damas s’est révélé plus faible que prévu et son utilisation a été plutôt lente.
«Nous avons rencontré beaucoup de problèmes parce que les gens n'avaient pas l'habitude de commander de la nourriture via une application», explique Al-Muzayen. «Ils ont souffert de la guerre pendant plusieurs années, c'était donc totalement nouveau pour eux. Nous n'avions jamais eu d'application de commande en ligne ou de plate-forme de commerce électronique opérationnelle en Syrie. Nous avons donc été les premiers à l'introduire, mais il était difficile de convaincre les gens que c'était l'avenir.»
La première année qui a marqué le retour de la société en Syrie a été «désastreuse», du propre aveu d’Al-Muzayen – mais il n’était pas question d’abandonner si facilement. Constatant que de nombreux restaurants manquaient de chauffeurs-livreurs, il s'est rendu compte que la clé du succès consistait à constituer son propre parc de voitures.
«J'ai utilisé ma propre voiture et celle de mon partenaire pour faire les livraisons et nous avons réussi. Ensuite, nous avons augmenté le nombre de parcs et financé le tout avec nos propres deniers», déclare-t-il.
Alors que l’année 2018 touchait à sa fin, Al-Muzayen s’est encore diversifié, créant une application de covoiturage appelée «Wasiln» qui recrute des automobilistes locaux désireux de gagner plus d'argent et d’autres qui sont prêts à faire du covoiturage. (Photo fournie)
Peu à peu, la demande d'applications pour smartphone a augmenté. «Le monde a connu un boom dans le développement d'applications, et nous avions une bonne équipe», se félicite Al-Muzayen.
En 2018, les commandes augmentent rapidement, tout comme les activités d'externalisation et la réputation de l’entrepreneur. Pourtant, l’économie et les infrastructures du pays sont toujours en ruine. Al-Muzayen a veillé à ce que son bureau reste un refuge et que son personnel soit bien traité – sinon «ils partiront tout simplement» pour l’Europe, avance-t-il.
Pour le chef d’entreprise, conserver son personnel, c’est lui offrir de l'espoir, un bon salaire, des avantages et un espace créatif, pour qu'il s’épanouisse. «Tous les projets que nous avons acceptés étaient stratégiques», révèle-t-il. «S’ils n’avaient pas constitué des défis pour l’équipe, nous ne les aurions pas menés, car les gens avaient vraiment à cœur d’apprendre quelque chose de nouveau.»
Alors que l’année 2018 tirait à sa fin, Al-Muzayen s’est encore diversifié, créant une application de covoiturage appelée «Wasiln» qui recrute des automobilistes locaux désireux de gagner plus d'argent et d’autres qui sont prêts à faire du covoiturage.
Les affaires ont bien fonctionné jusqu'à la moitié de l’année 2019. La Syrie est frappée par une grave crise du carburant qui oblige de nombreuses entreprises locales de taxi à abandonner la route. Al-Muzayen a alors dû se ravitailler en carburant au marché noir, ce qui lui a permis de garder en service soixante-dix de ses cent cinquante véhicules. La flexibilité de son business model l’a également beaucoup aidé.
Grâce au travail acharné d'entrepreneurs tels qu'Al-Muzayen, les applications de livraison et de covoiturage sont devenues la norme dans les régions relativement stables de la Syrie. (Photo fournie)
«Nous étions les seuls à pouvoir le faire. Ce qui nous différencie des autres, c'est que nous avions le logiciel et une mentalité souple. D'autres se sont contentés de dire que c'était trop compliqué», fait-il observer.
Grâce au travail acharné d'entrepreneurs tels qu'Al-Muzayen, les applications de livraison et de covoiturage sont devenues la norme dans les régions relativement stables de la Syrie. Même la pandémie de coronavirus n'a pas réussi à freiner sa progression. Lorsque les restaurants ont été contraints de fermer en raison des mesures de confinement, il s'est rapidement tourné vers la distribution alimentaire.
Rien de tout cela ne signifie que le climat économique du pays est propice à l'entrepreneuriat. Le Caesar Syria Civilian Protection Act oblige l'administration américaine à sanctionner les entreprises qui fournissent une assistance au régime d'Assad et à ses soutiens.
L'inflation a été multipliée par cinq en six mois seulement l'année dernière. Les files d'attente sont si longues que les enfants doivent manquer l'école pour s’y rendre, selon un rapport du Washington Post.
Al-Muzayen est persuadé que son pays et son peuple surmonteront le traumatisme de la guerre, puis se rétabliront. (Photo fournie)
«La situation est pire pour les entreprises aujourd'hui qu'en 2015, même si, à l'époque, nous avions des bombardements et des guerres», raconte Al-Muzayen. «Il est vraiment difficile de travailler et de faire face en raison des salaires et de la fluctuation des revenus. Heureusement, nos chiffres continuent d’augmenter, mais ce n’est pas facile.»
Al-Muzayen est persuadé que son pays et son peuple surmonteront le traumatisme de la guerre, puis se rétabliront. «Nous nous sommes habitués à des défis quotidiens, donc notre état d’esprit change lorsque nous sommes confrontés à un défi tel que: “Que devons-nous faire maintenant?”», confie-t-il encore.
«La Syrie est un pays qui a un potentiel énorme dans tous les secteurs. Il y a ici des personnes intelligentes et de grand talent que nous pouvons employer à un coût moindre que dans d'autres pays. En outre, le marché syrien a besoin de nombreuses autres start-up. Le moment est peut-être venu pour les gens de venir investir dans le peuple syrien, car il est devenu très compétitif.»
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Twitter: @CalineMalek
Ce texte est la traduction d'un article paru sur Arabnews.com