La guerre d’Israël contre Gaza: un «dommage collatéral» synonyme de meurtre

Des soldats israéliens recherchent dans le village cisjordanien de Qafin les tireurs présumés (Photo, AP).
Des soldats israéliens recherchent dans le village cisjordanien de Qafin les tireurs présumés (Photo, AP).
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Publié le Lundi 05 juin 2023

La guerre d’Israël contre Gaza: un «dommage collatéral» synonyme de meurtre

La guerre d’Israël contre Gaza: un «dommage collatéral» synonyme de meurtre
  • En Israël, l’utilisation des termes «dommages collatéraux» est devenue une sorte de justification
  • Ces termes ont deux objectifs principaux: justifier les atrocités passées et légitimer les futures agressions

Il est indispensable que toute force combattante qui voudrait être considérée comme morale et éthique s’abstienne de prendre pour cible des civils. Dans certaines circonstances, c’est un crime de guerre de porter atteinte à des civils, lorsqu’il s’agit d’un acte délibéré. Pourtant, il n'y a jamais eu de guerre au cours de laquelle des civils n’ont pas payé un lourd tribut: vies perdues, blessures graves ou biens endommagés. De tels actes sont généralement infligés en toute impunité, tant pour ceux qui les ordonnent que pour ceux qui les exécutent.

Pour ce seul mois, lors de la dernière série d’hostilités entre Israël et le Djihad islamique palestinien à Gaza, au moins treize civils palestiniens ont été tués par les Forces de défense israéliennes, dont des femmes et des enfants, tandis que deux autres – un ouvrier palestinien travaillant en Israël et une Israélienne âgée – ont été tués par les roquettes du Djihad islamique palestinien. Le meurtre de ces personnes innocentes est déjà tragique, mais pour ajouter l'insulte à l'injure, de tels actes sont habituellement suivis d’un haussement d’épaules collectif et de l’expression tant redoutée selon laquelle les victimes ne représentent que des «dommages collatéraux», ce qui les déshumanise et banalise les souffrances infligées à leurs familles.

En Israël, l’utilisation des termes «dommages collatéraux» est devenue une sorte de justification, voire une façon de blâmer les personnes tuées par Tsahal simplement pour s’être trouvées au mauvais endroit au mauvais moment, innocentant ainsi les tueurs. À mon avis, il s’agit là d’une autre indication que la société israélienne devient non seulement indifférente, mais aussi complètement insensible à la souffrance de ses voisins palestiniens, qui sont sous occupation et blocus, en plus d’être privés des droits humains fondamentaux, sans parler des droits politiques et civils.

L’un des arguments les plus réfutés, fréquemment utilisé par les défenseurs des dommages collatéraux, est que le Hamas et le Djihad islamique palestinien prennent également des civils pour cible de manière délibérée. On ne peut le nier, mais ce sont des mouvements qui sont internationalement reconnus comme groupes terroristes, alors qu’Israël est un État astreint à d’autres normes et qu’il devrait agir en conséquence, à moins qu’il ne préfère être traité de la même manière que des organisations comme le Djihad islamique palestinien et le Hezbollah.

Certes, Israël n’est pas le seul pays à avoir une telle approche de laisser-faire vis-à-vis de ce terme épouvantable et exaspérant et de sa notion jumelle de «proportionnalité».

Les dommages collatéraux sont apparus pendant la guerre du Vietnam et ils se sont ancrés, en quelques décennies, non seulement dans le jargon militaire, mais aussi dans le discours politique d’innombrables pays, tandis que la Russie est allée plus loin en considérant l’ensemble de la population ukrainienne comme un objectif de guerre légitime. En 1999, des linguistes allemands ont choisi les termes de «dommages collatéraux» comme les «non-mots de l’année» en raison de la banalisation des pertes civiles qu'ils entraînent.

Ces termes ont deux objectifs principaux: justifier les atrocités passées et légitimer les futures agressions. Mais ce n’est pas le seul euphémisme utilisé pour décrire les situations militaires. Que sont les «techniques d’interrogatoire renforcées», sinon les techniques de torture, interdites par la Déclaration universelle des droits de l’homme? Qu’est-ce qu’un «meurtre ciblé», sinon un assassinat? Qu’est-ce qu’une «extradition extraordinaire» si ce n’est un enlèvement sans base juridique? Lorsque ces termes entrent dans l’usage courant, ils servent à apaiser la conscience de ceux qui les emploient; pour les aider à dormir la nuit pendant que leurs gouvernements détruisent des vies innocentes, prétendument en notre nom.

«La société israélienne devient non seulement indifférente, mais aussi complètement insensible à la souffrance de ses voisins palestiniens.» - Yossi Mekelberg

Attardons-nous un moment sur la première nuit de l’opération «Bouclier et flèche» d’Israël. Les termes «opérations militaires» – soit des actes de guerre – cherchent également à masquer et minimiser leur nature destructrice et meurtrière. À l’occasion de cet événement au cours duquel Israël a pris trois commandants du Djihad islamique palestinien pour cible, affirmant qu’ils étaient impliqués dans de récentes attaques contre des civils israéliens, nous avons assisté à l’utilisation des termes «dommages collatéraux» dans toute leur laideur. Prendre des militants pour cible pourrait-il justifier ce raid aérien, qui a provoqué la mort de dix civils, dont quatre enfants et quatre femmes, sans compter tous les blessés?

Comment Israël peut-il par exemple justifier le meurtre du Dr Jamal Khaswan, un dentiste très connu, directeur de l’hôpital Al-Wafa de la ville de Gaza? Il a été tué avec sa femme Mervat et son fils Youssef. Est-ce donc un crime passible de la peine de mort que d’être le voisin d’un commandant du Djihad islamique palestinien? Nous pouvons également citer les cas de Mayar et Ali Izzeldeen, âgés de 12 et 8 ans, tués par un raid aérien israélien et qui étaient, aux yeux d’Israël, une cible «légitime» simplement en raison d’un hasard de naissance. Ils étaient en effet les enfants de Tareq Izzeldeen, un haut responsable du Djihad islamique palestinien, qui a été pris pour cible et également tué lors de cette attaque.

Il n’y a eu ni excuses ni regrets de la part des responsables israéliens. Il ne faut pas non plus s’attendre à en avoir. Mais les analystes et les commentateurs, censés représenter les personnes les plus saines d’esprit et les plus humaines de la société israélienne, ont également préféré évoquer la façon dont Israël avait, au moyen de ces meurtres, «rétabli la dissuasion» et gravement endommagé la chaîne de commandement ainsi que l’infrastructure du Djihad islamique palestinien, ignorant presque totalement les victimes innocentes de ces hostilités.

Ils sont peu disposés à parler de la manière dont ce pays, qui devient insensible face aux meurtres d’enfants innocents, perd également son humanité, sa moralité et son âme. Il finira par ailleurs par perdre le soutien international. Il est évident que les civils – y compris ceux qui sont nés dans ce que les Israéliens perçoivent comme de mauvaises familles – devraient être à l’abri des attaques de drones ou des munitions guidées et à haute précision, car personne n’a le droit de leur ôter la vie.

Un certain nombre de politiciens et d’analystes israéliens ont fait le tour des studios de télévision, expliquant comment l’opération militaire d’Israël à Gaza était «proportionnée». Mais qui en est l’arbitre? S’agit-il de prévention, de dissuasion ou de vengeance proportionnée? Le fait qu’Israël qualifie le meurtre d’innocents de «dissuasion» lui fait perdre ses valeurs morales et élimine toute solution future dans laquelle la sécurité du pays ne dépend pas d’exécutions extrajudiciaires qui font que les enfants ne deviennent jamais adultes.

Dans le modèle sécuritaire d’Israël, la population palestinienne tout entière est un dommage collatéral collectif. L’occupation de la Cisjordanie et le blocus imposé à Gaza tuent chaque jour des Palestiniens, directement ou indirectement, parce qu'on leur tire dessus, parce qu’ils ne sont pas admis à l’hôpital pour un rendez-vous ou encore en raison de l’extrême pauvreté que leur inflige Israël depuis des décennies. Alors que la mort et la destruction sont le pain quotidien des Palestiniens, il suffit d’observer ce qui se passe actuellement au sein de la société israélienne. La transition du gouvernement belliqueux vers l’autoritarisme indique clairement le mauvais tournant pris par le pays.

 

Yossi Mekelberg est professeur de relations internationales et membre associé dans le Programme de la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord (Mena) à Chatham House. Il collabore régulièrement avec les médias internationaux écrits et en ligne.

Twitter: @Ymekelberg

NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.

 

Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com