Un affrontement est inévitable entre deux alliés improbables, la Turquie et la Russie

Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdogan mangent une glace, lors du spectacle aérien Maks 2019 à Joukovski, à l'extérieur de Moscou, en Russie, le 27 août 2019. (Photo, Reuters)
Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdogan mangent une glace, lors du spectacle aérien Maks 2019 à Joukovski, à l'extérieur de Moscou, en Russie, le 27 août 2019. (Photo, Reuters)
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Publié le Vendredi 19 mars 2021

Un affrontement est inévitable entre deux alliés improbables, la Turquie et la Russie

Un affrontement est inévitable entre deux alliés improbables, la Turquie et la Russie
  • S’étant fait la guerre au moins douze fois au cours des siècles, la Turquie et la Russie sont des alliés improbables
  • Masse continentale de 17 millions de kilomètres carrés au nord de la Turquie, la Russie est une réalité inébranlable pour le pays que dirige Erdogan

S’étant fait la guerre au moins douze fois au cours des siècles, la Turquie et la Russie sont des alliés improbables. En 2015, lorsque la Turquie a abattu un avion de guerre russe, tout accord entre les deux nations semblait encore plus improbable. Et l’assassinat de l'ambassadeur de Russie Andrei Karlov à Ankara, un an plus tard, constituait plus que jamais une cause de guerre. La réalité, cependant, c’est que, de manière surprenante, et alors que les relations entre ces deux pays étaient au plus bas, ils se sont rapprochés. Au moment où le président russe, Vladimir Poutine, tente de creuser un fossé entre la Turquie et ses alliés de l'Otan, nous allons voir comment cette relation entre des adversaires historiques va suivre son cours.

Masse continentale de 17 millions de kilomètres carrés au nord de la Turquie, la Russie est une réalité inébranlable pour le pays que dirige Erdogan. Pour le Kremlin, l’aspiration de 80 millions de musulmans à étendre de nouveau leur mandat au-delà de leurs frontières est une menace pour la sphère d’influence traditionnelle de la Russie. C'est dans le Caucase que les ambitions de ces deux mastodontes régionaux s’expriment et s’exprimeront toujours. Là où la Turquie voit en la Géorgie un allié potentiel de l'Otan, la Russie a longtemps vu le Caucase uniquement comme un hôte des pays satellites qu'elle tient en laisse. Le fait que la Turquie ait projeté de prendre les armes contre la Russie pour renouer avec ses frères turcs de l’Est ne date pas du début du XXe siècle. Les événements de l’année dernière ont cependant montré sa volonté de s’engager dans un conflit qui a, en réalité, rapproché les deux parties.

Pendant des décennies, le conflit qui se déroulait dans la province azerbaïdjanaise du Haut-Karabakh a stagné. Il manquait à Bakou la volonté d'agir de manière indépendante sans irriter la Russie, qui, parallèlement, a soutenu son rival arménien jusqu'au bout. Cependant, l'intervention de la Turquie en 2020, plutôt que d’envenimer la situation, a conduit à un traité de paix et à un réalignement territorial.

Là où la Turquie voit en la Géorgie un allié potentiel de l'Otan, la Russie a longtemps vu le Caucase uniquement comme un hôte des pays satellites qu'elle tient en laisse.

Zaid M. Belbagi

Poutine a résumé sa tolérance à l’égard des aventures militaires de la Turquie en déclarant, au mois de novembre dernier: «Aujourd’hui, elles [la France et l’Allemagne] s'acquittent conjointement de leurs fonctions de défense et de sécurité de l’Otan comme ils l’entendent. Pourquoi ne pouvons-nous pas [la Russie et la Turquie] faire de même?» Cette déclaration souligne la raison pour laquelle ce mariage de raison est si important pour le Kremlin. Dans un monde de plus en plus multipolaire, ce n'est qu'en explorant les relations avec d'autres puissances que la Russie est capable de se projeter. Une sorte d’alliance avec la Turquie limite non seulement les possibilités pour d’autres puissances de s’impliquer dans la sphère d’influence de la Russie, mais présente également comme valeur ajoutée de saper l’Otan.

Si la crise des avions de combat a constitué un tournant dans l’attitude de la Turquie vis-à-vis de la Russie, elle a également montré que la Syrie pourrait leur servir de modèle, illustrant comment ces deux pays pourraient travailler ensemble aux dépens des autres puissances. En fournissant une bouée de sauvetage de la plus haute importance pour soutenir le régime d'Assad, la Russie a agi contre l'opinion internationale, tout en étendant sa présence dans une partie du monde qui, à bien des égards, préoccupait exclusivement les Américains. Et en donnant à la Turquie l'occasion de faire passer ses ennemis kurdes de l'autre côté de la frontière, le Kremlin a pu apparaître comme un allié pratique.

Alors que les relations d’Ankara avec Washington sont régies par les personnalités, les élections, les institutions et l’opinion publique, ses liens avec la Russie lui sont propres. C'est Poutine qui aurait prévenu Recep Tayyip Erdogan de la tentative de coup d'État de 2016 et c'est également lui qui a félicité le président turc de sa survie. Depuis, ces deux chefs d’État se sont rencontrés plus régulièrement que n’importe quels dirigeants mondiaux.

La Turquie ferait bien de se rappeler l’opportunisme de Poutine: la Russie ne travaillera avec la Turquie que si cela sert ses intérêts.

Zaid M. Belbagi

Bien qu'elle ait fait tout ce qui était nécessaire pour s'aligner sur les économies européennes pendant six décennies, les chances de la Turquie d'adhérer à l'Union européenne sont plus faibles que jamais. Cependant, au lieu de s’intégrer à l’initiative de la Ceinture et de la Route de la Chine (nouvelle route de la soie) et de redynamiser dans le même temps les liens avec les peuples turcs d’Asie centrale, la Russie revêt désormais une importance croissante pour la Turquie. Cette tendance a été mise en évidence de manière spectaculaire par la décision d'acheter le système de défense aérienne russe S-400. Cela empêchait la Turquie d'acheter des avions de combat américains de cinquième génération. Plus important encore, c'était la première fois depuis que la Russie bolchevique soutenait l'État turc moderne contre la Grèce, dans les années 1920, qu'Ankara se sortait, avec quelle audace, de l'orbite occidentale en faveur de la Russie. Face à des défis de sécurité croissants, l’Europe ne peut pas se permettre de perdre la deuxième plus grande armée de l’Otan, tandis que la Turquie ferait bien de se rappeler l’opportunisme de Poutine: la Russie ne travaillera avec la Turquie que si cela sert ses intérêts.

Malgré la capacité de la Russie à entretenir une relation qui n'est pas fondée sur des règles, elle n'offre pas l'attrait économique de l'Occident: des revenus commerciaux que la Turquie peut difficilement se permettre de perdre. Bien que la Turquie et la Russie aient cherché, dans la mesure du possible, un terrain d'entente, Ankara hésitera avant de se subir de nouvelles sanctions internationales, étant donné l’ampleur actuelle de ses problèmes économiques. Les deux parties savent maintenant que l'autre a le pouvoir et, surtout, l'audace de mettre en œuvre les décisions auxquelles elles parviennent. Sous peu, un affrontement est inévitable. Les dirigeants des deux côtés n'ont qu'à regarder l'histoire pour déterminer où cela peut se produire: autour de la mer Noire, dans le Caucase, ou en Asie centrale, là où les politiques turques menacent de plus en plus la Russie.

 

Zaid M. Belbagi est un commentateur politique et conseiller auprès de clients privés entre Londres et le Conseil de coopération du Golfe (CCG).

Twitter: @Moulay_Zaid

NDLR: Les opinions exprimées dans cette rubrique par leurs auteurs sont personnelles, et ne reflètent pas nécessairement le point de vue d’Arab News.

Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com