Tensions avec l'Iran: Israël veut prendre la tête de la «pieuvre» pour cible

Les attaques de drones à Ispahan n'ont pas été revendiquées, mais les responsables américains pensent qu'elles ont été menées par Israël (Photo, AFP).
Les attaques de drones à Ispahan n'ont pas été revendiquées, mais les responsables américains pensent qu'elles ont été menées par Israël (Photo, AFP).
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Publié le Vendredi 10 février 2023

Tensions avec l'Iran: Israël veut prendre la tête de la «pieuvre» pour cible

Tensions avec l'Iran: Israël veut prendre la tête de la «pieuvre» pour cible
  • Le New York Times cite de hauts responsables du renseignement américain qui affirment que le Mossad est à l’origine des attaques
  • Téhéran soupçonne fortement que ses installations militaires et ses institutions politiques les plus sensibles aient été compromises

Dans un discours peu connu, il y a près de cinq ans, alors qu’il était encore ministre de l’Éducation, l’ancien Premier ministre israélien, Naftali Bennett, a présenté sa proposition de «doctrine de la pieuvre», pour faire face aux défis multidimensionnels que pose l’Iran.

Dans un discours aux nombreuses métaphores, comparant l’Iran soit à un marais devenu le foyer d’un essaim de moustiques visant à piquer Israël, soit à une pieuvre tentant de s’emparer d’Israël, il préconise non seulement de se débarrasser des moustiques et des tentacules de pieuvre, mais il demande également à ce que le marais soit drainé et la pieuvre frappée en pleine tête. Cette doctrine est devenue l’approche officielle du gouvernement pendant son court passage en tant que Premier ministre, qui a pris fin à la suite des élections de l’année dernière.

Si les informations selon lesquelles Israël serait à l’origine de la récente attaque contre une usine de production d’armes à Ispahan et de deux autres frappes contre des convois d’armes à la frontière syro-irakienne sont exactes, on peut dire que cette doctrine a désormais été adoptée par le nouveau gouvernement de Benjamin Netanyahou comme modus operandi dans son conflit avec l’Iran.

Bien que, comme il est de coutume, personne n’ait revendiqué la responsabilité des attaques surprises de drones qui ont provoqué une énorme explosion à Ispahan, les responsables américains ont rapidement informé les médias internationaux qu’ils pensaient qu’Israël les avait menées. Le New York Times cite de hauts responsables du renseignement américain qui affirment que le Mossad est à l’origine des attaques.

Alors qu’aucun nouvel accord nucléaire avec l’Iran ne se profile à l’horizon et qu’on assiste au soutien de Téhéran à la Russie dans la guerre en Ukraine, qui comprend la fourniture de drones suicides et sa signature dans l’armement de groupes militants dans tout le Moyen-Orient, les États-Unis et Israël partagent le même point de vue dans leur évaluation de la nécessité d’une stratégie proactive pour contenir l’Iran.

«Téhéran soupçonne fortement que ses installations militaires et ses institutions politiques les plus sensibles aient été compromises.»

En annonçant sa doctrine de la pieuvre, Naftali Bennett n’a pas mâché ses mots: «Les Iraniens n’aiment pas mourir, mais il leur est très facile d’envoyer d’autres personnes à la mort. Pendant que nous versons du sang en combattant leurs tentacules, la tête de la pieuvre se prélasse et s’amuse. Par conséquent, il est temps pour Israël de changer d’approche et de viser la tête de la pieuvre et non ses tentacules.»

Pour Israël, les principaux tentacules, pour le dire ainsi, sont le Hezbollah au Liban ainsi que le Hamas et le Djihad islamique palestinien à Gaza et dans les territoires occupés. La communauté du renseignement américain estime que Téhéran a dépensé jusqu’à 700 millions de dollars (1 dollar = 0,93 euro) par an pour soutenir des groupes terroristes, dont le Hezbollah et le Hamas, bien que les difficultés économiques aient probablement réduit cette somme plus récemment.

Pour les États-Unis et Israël, le régime de Téhéran représente une menace mondiale et il est directement impliqué dans le terrorisme par l’intermédiaire de son Corps des Gardiens de la révolution islamique (CGRI) et de son ministère du Renseignement et de la Sécurité. Inhérente à la doctrine de la pieuvre est la perception que l’accent excessif mis sur la maîtrise du programme nucléaire de Téhéran compromet le danger global posé par le régime et lui permet de s’imposer sans crainte d’être directement pris pour cible.

Il pourrait y avoir une part de vérité dans cette affirmation et, en effet, Israël se serait concentré sur des cibles iraniennes comme le CGRI et sa force Al-Qods, qui est principalement chargée d’opérations extérieures, ou sur des convois d’armes dans des pays tiers comme la Syrie, l’Irak ou le Soudan. Mais cela ne donne pas une image complète, car il y a également eu une série d’assassinats de scientifiques iraniens en Iran, sans parler des cyberattaques et, plus récemment, des attaques de drones. Parmi ces opérations, celles qui ont été les plus médiatisées sont le meurtre en 2020 de Mohsen Fakhrizadeh, le plus grand scientifique nucléaire iranien et l’obtention par l’agence d’espionnage israélienne du Mossad d’une énorme quantité de documents qui ont été volés directement dans les installations officielles iraniennes – des documents qui semblaient confirmer que l’Iran a des ambitions nucléaires militaires.

Certes, une grande partie de la «guerre entre les guerres» d’Israël avec l’Iran se déroule dans des pays tiers, mais on observe un changement progressif vers la tête de la pieuvre. En février 2022, une attaque de drones aurait infligé des dégâts dévastateurs à la propre flotte de drones iraniens sur un site appartenant au CGRI dans la province de Kermanchah. On estime que des centaines de drones ont été détruits par ce raid. En réponse, l’Iran a tiré des missiles sur ce que Téhéran décrit comme des «bases stratégiques secrètes israéliennes» à Erbil, en Irak.

C’est là que résident à la fois l’avantage stratégique de la doctrine de la pieuvre et le risque élevé qui lui est inhérent. D’une part, cela permet à Israël de dicter la dynamique de sa confrontation avec l’Iran, en termes de lieux, de types de cibles et de moment choisi pour nuire à l’Iran, en le laissant constamment dans l’incertitude. Il est troublant pour les dirigeants de Téhéran de savoir que rien ni personne n’est à l’abri ou hors d’atteinte, y compris les individus et les installations au cœur même du régime, ce qui perturbe par conséquent leur planification et leurs opérations.

Il y a également un fort impact psychologique quand ceux qui complotent pour faire du mal aux autres sont obligés de s’engager à assurer leur propre sécurité, que ce soit en Iran même ou ailleurs dans le monde. Téhéran soupçonne fortement que ses installations militaires et ses institutions politiques les plus sensibles aient été compromises et soient surveillées par les services de renseignement israéliens, ce qui ajoute au sentiment de vulnérabilité, voire de paranoïa, des dirigeants.

En revanche, s’il existe une volonté d’augmenter l’intensité et la fréquence de ces attaques à l’intérieur de l’Iran, il reste à évaluer comment le régime se sentira obligé de réagir dans la limite de ses capacités pour ne pas perdre la face et sa crédibilité.

Une erreur de calcul de part et d’autre en termes de cibles, de calendrier et d’ampleur des dégâts pourrait facilement conduire à une confrontation plus directe et sanglante. Dans les semaines et les mois – voire les années – à venir, si l’Iran ne réduit pas son programme nucléaire et ses opérations menaçantes et déstabilisatrices dans la région, en particulier à proximité des frontières d’Israël, il est fort possible qu’Israël frappe des cibles au cœur de l’Iran. Rien ne garantit, cependant, que cela dissuaderait davantage l’Iran ou ses mandataires ni que cela provoque une intensification de la confrontation entre ces deux ennemis jurés.


Yossi Mekelberg est professeur de relations internationales et membre associé dans le Programme de la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord (Mena) à Chatham House. Il collabore régulièrement avec les médias internationaux écrits et en ligne.

Twitter: @Ymekelberg

NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.

Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com