Eaux du Nil: Une solution profitable à l'Égypte et à l'Éthiopie

Un bateau de pêche voguant sur le Nil au Caire, en Égypte (Photo, Reuters).
Un bateau de pêche voguant sur le Nil au Caire, en Égypte (Photo, Reuters).
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Publié le Mercredi 06 septembre 2023

Eaux du Nil: Une solution profitable à l'Égypte et à l'Éthiopie

Eaux du Nil: Une solution profitable à l'Égypte et à l'Éthiopie
  • Malgré les longues négociations entre l'Égypte, l'Éthiopie et le Soudan autour de la question du barrage, aucune avancée n'a été possible jusqu'à présent
  • Une proposition prometteuse serait que l'Éthiopie vende le surplus d'électricité qu'elle produit à l'Égypte

Dans le tumulte de la géopolitique africaine, l'Égypte et l'Éthiopie se retrouvent plongées dans une lutte aux multiples enjeux. Le barrage de la Grande renaissance éthiopienne, le plus grand projet hydroélectrique du continent, continue en effet de provoquer des tensions.

Les répercussions de ce différend ne se limitent pas aux droits sur l'eau; elles menacent la stabilité régionale et soulèvent des questions non seulement sur les eaux du Nil, mais aussi sur les perspectives d'intégration des deux pays au sein du groupe des économies émergentes des Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud). Le mois dernier, l'Égypte et l'Éthiopie ont été invitées à se joindre à l'organisation, qui a annoncé son projet d'expansion.

Appréhender les complexités de ce différend peut sembler difficile dans le contexte d'une politique de l'eau transfrontalière déséquilibrée. Toutefois, compte tenu des enjeux et de l'évolution récente de la situation, l'Égypte et l'Éthiopie sont-elles finalement proches d'une solution pouvant satisfaire les deux parties?

Malgré les longues négociations entre l'Égypte, l'Éthiopie et le Soudan autour de la question du barrage dans divers forums et à différents niveaux, aucune avancée n'a été possible jusqu'à présent. Même lors des derniers pourparlers organisés au Caire la semaine dernière, le ministère égyptien des Ressources en eau et de l'Irrigation n'a fait état d'aucun changement notable dans la position éthiopienne. Ces négociations officielles, les premières depuis plus d'un an, font suite à l'interruption des démarches de l'Union africaine.

L'Égypte et le Soudan continuent de s'inquiéter des effets négatifs potentiels du barrage, compte tenu de leur dépendance aux eaux du Nil. L'Éthiopie, quant à elle, fait valoir ses objectifs de développement et minimise leurs inquiétudes.

Pour l'Éthiopie, un pays qui dispose d'abondantes ressources en eau mais dont l'approvisionnement en électricité fait défaut, le barrage offre une occasion historique de renforcer ses capacités énergétiques, de réduire la pauvreté et de promouvoir le développement. Le barrage est un symbole de sa fierté nationale et de ses progrès socio-économiques, mais ce n'est pas tout.

La position de l'Éthiopie lors des nombreuses négociations suggère que son objectif ultime n'est pas la production efficace et durable d'énergie hydroélectrique pour faire avancer ses objectifs de développement. Elle semble plutôt considérer le barrage comme un outil de pseudo «hydro-hégémonie», ou de domination des eaux du Nil Bleu.

Cette stratégie place l'Égypte et le Soudan dans une situation difficile. Soit ces deux pays acceptent que l'Éthiopie cherche à exercer un plus grand contrôle sur le Nil Bleu, soit ils consentent à un accord qui non seulement reconnaît mais institutionnalise les droits illimités de l'Éthiopie sur cette ressource précieuse.

Or, ces deux solutions ne sont tout simplement pas réalisables, en particulier pour l'Égypte, qui dépend du Nil pour sa sécurité hydrique. Le Caire perçoit donc le barrage et la décision unilatérale de l'Éthiopie de commencer à le remplir comme une menace existentielle.

Les eaux du Nil restent la principale ressource en eau de ce pays désertique. Elles répondent aux besoins d'une population de plus de 100 millions d'habitants et alimentent l'industrie agricole. Par conséquent, les tensions autour de l'exploitation du barrage et l'absence d'une résolution contraignante – ou même d'un compromis tenable – ne font qu'accroître la menace perçue si le remplissage et l'exploitation du barrage ne sont pas correctement gérés.

La sécurité de l'eau dans les pays arabes est également menacée, et les décisions unilatérales de l'Éthiopie concernant le barrage renforcent les risques d'une bombe à retardement. Le barrage est situé sur le Nil Bleu, un affluent qui fournit environ 86% de l'eau du Nil. Toute perturbation qu'il causerait pourrait réduire le flux d'eau vers l'Égypte de 25%, à un moment où le pays souffre déjà de graves déficits hydriques dus au réchauffement climatique, au gaspillage et à la croissance exponentielle de sa population.

En outre, les mesures unilatérales prises par l'Éthiopie pourraient être perçues par d'autres pays comme un feu vert pour se lancer dans des manœuvres similaires afin de s'emparer de ressources hydriques partagées.

Le Caire perçoit le barrage et la décision unilatérale de l'Éthiopie de commencer à le remplir comme une menace existentielle.

Hafed al-Ghwell

En l'absence d'un accord mutuellement bénéfique, la perspective qu'un État soit autorisé à contrôler les flux d'eau vers d'autres États mettrait des millions de personnes en danger. En outre, les asymétries de pouvoir entre les pays et la vulnérabilité des pays arabes au changement climatique, par exemple en raison des réductions des précipitations dans les décennies à venir, risquent d'aggraver les différends entre les États riverains et de multiplier les menaces dans une région du monde déjà instable.

Les problèmes sont bien connus, les risques sont clairs et les trois pays impliqués dans ce différend ont démontré leur volonté de négocier une solution. Quel est donc l'obstacle?

Le principal problème réside dans la difficulté de parvenir à un accord global sur l'exploitation du barrage qui garantisse les objectifs énergétiques de l'Éthiopie tout en apaisant les craintes de l'Égypte en matière de sécurité hydrique. Pour les observateurs impatients, le barrage est effectivement un fait accompli. Le discours doit donc passer des arguments sur son existence et le calendrier de sa construction à des discussions sur son exploitation.

Cette situation donne l'occasion à la diplomatie multilatérale, et en particulier aux Brics, de démontrer leur capacité à jouer un rôle de médiateur et à faciliter le dialogue critique. Le groupe pourrait modérer les négociations, compte tenu des relations que ses membres entretiennent avec les deux pays africains et des ambitions qu'ils nourrissent à leur égard.

Toutefois, l'objectif doit être différent de celui des précédentes interventions ou tentatives de médiation auxquelles ont participé les États-Unis, la Russie, l'Algérie, l'Afrique du Sud et les Émirats arabes unis.

Malgré l'impasse dans laquelle se trouve actuellement le barrage, l'histoire nous enseigne que l'impasse est souvent source d'opportunités. Les dirigeants de l'Égypte, de l'Éthiopie et du Soudan pourraient éventuellement réorienter leur approche sur cette question épineuse en se concentrant sur les intérêts communs et les bénéfices partagés. L'exploitation du potentiel énergétique de l'Éthiopie sans compromettre la sécurité de l'eau de l'Égypte exigera une solution nuancée et durable.

Une proposition prometteuse serait que l'Éthiopie vende le surplus d'électricité qu'elle produit à l'Égypte. Cela permettrait de compenser partiellement l'impact du barrage sur le débit d'eau et de créer un marché intégré de l'énergie. Cette situation gagnant-gagnant est attrayante et correspond à l'éthique de l'intégration régionale et de la dépendance mutuelle, idéaux auxquels souscrivent l'Égypte et l'Éthiopie dans le contexte de leur adhésion aux Brics.

Un autre compromis possible serait que l'Égypte, l'Éthiopie et le Soudan conviennent d'un accord de partage des données pour aider à gérer les flux d'eau du barrage. Un tel mécanisme pourrait inclure des stipulations relatives à la garantie de libération de l'eau en période de sécheresse, répondant ainsi indirectement au désir de l'Égypte d'obtenir des garanties quant à sa sécurité hydrique.

La voie à suivre semble assez simple. Limiter l'unilatéralisme, favoriser une culture de responsabilité partagée, se baser sur la science et les avantages mutuels; les échecs pourraient rapidement devenir des tremplins vers une solution durable.

En outre, les discussions doivent transcender le barrage lui-même. Il est urgent de parler de gestion coopérative et durable du bassin du Nil, en intégrant des questions telles que le changement climatique, la croissance démographique et les développements à forte consommation d'eau.

Un accord global sur le bassin du Nil devrait être considéré comme une opportunité inestimable plutôt que comme un défi. La résolution de ce différend créera sans aucun doute un précédent important pour des conflits similaires liés aux ressources en eau transfrontalières.

Les experts estiment que le meilleur moyen de minimiser les effets négatifs potentiels du barrage sur l'Égypte et le Soudan est de négocier et de parvenir à un accord. Cet accord est en passe de se concrétiser, le président égyptien, Abdel-Fattah al-Sissi, et le Premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed, ayant convenu, en juillet dernier, de parvenir à une solution dans un délai de quatre mois. Lors des pourparlers prévus à Addis-Abeba en septembre, les deux pays pourraient aspirer à une situation gagnant-gagnant qui tiendrait compte des implications délicates en matière de sécurité hydrique et des complexités régionales liées à la construction du barrage.

Il reste donc à espérer que les dirigeants des deux pays puissent mettre en place un modèle de coopération transformateur dans le domaine de l'eau dans le délai convenu de quatre mois, s'ils parviennent à faire évoluer les négociations dans ce sens. En fin de compte, l'Égypte et l'Éthiopie ont de nombreuses possibilités de conclure un accord de coopération sur l'exploitation du barrage qui préserve leurs intérêts nationaux respectifs.

Il fut un temps où l'Égypte était considérée comme le «don du Nil». Au XXIe siècle, le Nil doit être considéré comme le don de la relance de la coopération et de l'intégration, non seulement pour l'Égypte et l'Éthiopie, mais aussi pour tous les pays qui partagent ses eaux précieuses.

 

Hafed al-Ghwell est chercheur principal et directeur exécutif de l’Initiative stratégique d’Ibn Khaldoun au Foreign Policy Institute de la John Hopkins University School of Advanced International Studies à Washington. Il a précédemment occupé le poste de président du conseil d’administration du Groupe de la Banque mondiale.
Twitter: @HafedAlGhwell
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com